Chaque année, il revient. Ce rituel de l’absurde, des nouvelles invraisemblables, des poissons scotchés dans le dos et des annonces qui font douter. On s’y attend. On joue le jeu. On rit, parfois jaune. Mais à bien y regarder, le 1er avril a cessé depuis longtemps d’être une simple blague de potache.
Il est devenu un révélateur. De ce que l’on tolère. De ce que l’on croit. De ce que l’on répète. Et de la porosité toujours plus grande entre la fiction assumée et la vérité malmenée. Le mensonge, dans ce théâtre du rire, s’exerce à ciel ouvert. Et le public, souvent, applaudit sans se méfier.
Le mensonge commence petit. Et grandit vite.
Il ne s’impose pas toujours brutalement. Il se glisse. Doucement. Dans un sourire esquivé. Une vérité arrangée. Une anecdote enjolivée. L’enfance l’adopte vite comme mécanisme de défense. Les adultes, eux, l’utilisent parfois comme système de navigation.
À petite dose, il est social. Presque attendu. Mais à trop s’y habituer, on oublie d’en tracer les limites. Et un jour, on ne sait plus très bien si l’on ment pour se protéger… ou pour manipuler.
Derrière la farce, l’habitude
On minimise. “C’est juste pour rire”, dit-on. Mais rire de quoi ? Et surtout, à quel moment cesse-t-on de rire ? Dans une époque où la vérité se négocie, où l’info s’invente, où les fictions s’invitent dans le réel sans étiquette, le poisson d’avril est peut-être devenu un entraînement. Inoffensif en apparence. Préoccupant en profondeur.
À force de brouiller les pistes, de flouter les intentions, on installe une mécanique bien plus insidieuse : celle de l’indifférence. Et c’est là que le danger guette. Car un public qui doute de tout finit par ne plus croire en rien. Ni en ce qu’on lui dit. Ni en ceux qui parlent.
Du clin d’œil au poison
Il faut bien le dire : nous avons appris à vivre avec le mensonge. À le repérer. À l’accepter. À en rire. À en user. Il est devenu un outil, un masque, une posture. Mais faut-il pour autant l’ériger en norme festive ?
Le 1er avril n’est pas à condamner. Il est à interroger. Que révèle-t-il de nous ? De notre rapport à la parole donnée ? À la vérité partagée ? À la confiance abîmée ?
Dans cette ère où l’info circule plus vite que la réflexion, où les fake news polluent les fils d’actualité comme les nappes phréatiques, se rappeler que le mensonge a un prix est un acte de lucidité. Et peut-être même… de résistance.
Un poisson, oui. Mais pas un aveuglement.
Blaguer n’est pas trahir. Inventer pour faire sourire n’est pas trafiquer pour manipuler. Le 1er avril peut rester un jeu. À condition qu’il ne devienne pas une habitude. Ni un aveu de renoncement.
Parce qu’à trop tolérer le mensonge pour ce qu’il n’est pas, on finit par lui donner une place qu’il ne mérite jamais : celle de guide.