Plus de dix ans avant Vanessa Springora, Francesca Gee a été victime de Gabriel Matzneff. Tout commence en 1973 et durera trois ans. L'écrivain, qui fait l'éloge de la pédophilie dans tous ses ouvrages ou presque, a 37 ans, elle 15. Du point de vue de la loi, elle est majeure sexuellement… Son histoire ressemble en tout point à celle racontée en janvier 2020 par Vanessa Springora dans « Le Consentement » (éd. Grasset) : Francesca Gee est une ado délaissée que le prédateur met sous son contrôle, choisissant son lycée, sa contraception, et la coupant méthodique-ment de son entourage. Leur relation se déroule au vu et au su du petit milieu germanopratin de l'époque. Il la mettra ensuite en scène dans nombre de ses ouvrages, utilisant, à son insu, non seulement son prénom, mais aussi ses lettres personnelles et ses photos.             

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Francesca Gee est maintenant une femme de 63 ans, encore hantée, près d'un demi-siècle plus tard, par Gabriel Matzneff. Elle dit que son existence entière a été saccagée par un cataclysme. L'entendre en parler, c'est non seulement prendre la mesure du traumatisme, mais aussi comprendre que cela peut durer toute une vie… Devenue journaliste et traductrice, elle a, depuis, changé bien des fois de vie, de pays et de métiers, histoire de lutter contre la dépression, l'envie de se terrer, la crainte d'être rattrapée par cette histoire. L'an dernier, elle a été auditionnée comme témoin dans le cadre de l'enquête pour « viols sur mineur », ouverte à la suite de la plainte de Vanessa Springora, finalement classée sans suite pour cause de prescription. Dans un documentaire bouleversant sur l'abus sexuel des adolescents (« Qui ne dit mot ne consent pas », diffusé sur France 2, lire l'encadré p. 23), Francesca Gee ose témoigner à visage découvert. Cette solitaire s'apprête à auto-éditer un livre – que nous n'avons pas pu lire – autour de cette histoire, qu'elle a passé des années à écrire et à réécrire. Interview exclusive, quelque part en province, dans une ville que nous ne nommerons pas à sa demande, loin du fantôme vivant de Gabriel Matzneff, qui continue à errer du côté de Saint-Germain-des-Prés.                    

ELLE. POURQUOI PRENDRE LA PAROLE AUJOURD'HUI DANS NOS PAGES ET LE 8 SEPTEMBRE SUR FRANCE 2 ?                

FRANCESCA GEE. Je souhaite parler d'un livre auquel je travaille depuis de longues années, auquel je tiens beaucoup et que j'auto-édite, faute d'avoir trouvé un éditeur : j'y raconte ce que j'ai vécu, et surtout je démonte le système et le fonctionnement de Matzneff.                

ELLE. COMMENT AVEZ-VOUS RENCONTRÉ GABRIEL MATZNEFF ?                

F.G. J'avais 15 ans, mes parents, tous les deux journalistes, étaient en instance de divorce et je vivais avec ma mère. J'étais en première dans une très bonne école d'arts appliqués. Nous avons croisé Matzneff dans la rue, et ma mère, qui l'avait connu auparavant, l'a invité à dîner. Ensuite, il est revenu sans avoir été convié, puis, un matin, il a attendu qu'elle parte travailler pour appeler. J'ai décroché. Il est resté longtemps au téléphone, il en a profité pour m'emballer avec une technique très au point. Il m'a fait comprendre qu'il était un écrivain très important, qu'il avait des relations haut placées, il m'a dit que j'étais une jeune fille exceptionnelle… Puis il m'a fixé un rendez-vous. Je n'ai eu aucune stratégie pour me défendre, pas même l'idée que je pouvais refuser.

ELLE. EST-CE QU'ALORS, À UN MOMENT OU À UN AUTRE, COMME VANESSA SPRINGORA, VOUS ÊTES TOMBÉE AMOUREUSE ?                

F.G. C'étaient les mots de l'amour, l'apparence de l'amour, mais c'était tout sauf de l'amour. Je disais que je l'aimais, mais il n'y avait aucune confiance, aucun respect. J'étais dans un contexte familial tellement compliqué qu'il remplaçait mes parents. Il me flattait, il s'intéressait à moi, m'écrivait des poèmes… Personne ne m'avait mise en garde, et Matzneff était un suborneur très expérimenté, presque professionnel, pourrait-on dire !                

ELLE. APPRENANT VOTRE LIAISON, VOTRE MÈRE VOUS INTERDIT DE LE VOIR…                

F.G. Oui, elle était très en colère. Elle m'en voulait, me punissait, mais ne me protégeait pas. Il m'avait déjà mis le grappin dessus, c'était trop tard. Lui et ma mère avaient de longues conversations à mon sujet, dans lesquelles je n'avais pas mon mot à dire. Comme plus tard, quand Matzneff s'entre-tenait avec mon père, qui avait une grande connivence avec lui. Mon père a toujours vu cette liaison d'un bon œil… Ne serait-ce que pour embêter ma mère.                

ELLE. LÀ, MATZNEFF VOUS ISOLE COMME IL A ISOLÉ VANESSA SPRINGORA DES ANNÉES PLUS TARD…                

F.G. Oui, il me coupe de ma famille, de mes amis, de ma vie d'avant. Il perturbe ma scolarité, et je redouble ma première. Avec ses relations, il me fait inscrire au lycée Montaigne, tout près de chez lui. Il m'attend à la sortie le midi, nous allons chez lui, je retourne en classe l'après-midi… Tout le monde le voit, le sait, personne ne trouve rien à redire. Il m'amène partout, chez son éditeur ou à des dîners avec ses amis…                

photo Luxembourg 1973 ©Archives personnelles

© Archive personnelle

ELLE. COMBIEN DE TEMPS CELA DURE-T-IL ?                

F.G. Jusqu'à ma majorité, en terminale. Et encore, ça ne s'est pas arrêté du jour au lendemain. Après la rupture, j'étais vidée de toute énergie, très affaiblie, au bout du rouleau. À 15 ans déjà, j'avais essayé de le quitter, mais il ne se laisse pas quitter comme ça. Puis, à 16 ans, j'ai voulu entrer aux Beaux-Arts, à 17 ans j'ai demandé à faire ma terminale à Montréal, après le bac, j'ai voulu m'inscrire à l'université de Rome… Mes parents ne voulaient rien entendre. J'ai dû faire une prépa au lycée Henri-IV, à huit minutes de chez lui ! À 22 ans, enfin, je suis embauchée par l'agence de presse Reuters, et je pars travailler à Londres. Mais il n'a jamais cessé de me harceler. Avec le recueil « Douze poèmes pour Francesca », pour lequel il a choisi de mettre une photo de moi en couverture et que je reçois par la poste le jour de mes 20 ans. Puis, quand j'ai 23 ans, il publie « Ivre du vin perdu », dans lequel il menace de m'assassiner. Deux ans plus tard, le roman sort en poche avec ma photo dessus… Pour mon quarantième anniversaire, j'ai droit à un nouveau livre plein d'insultes, « La Passion Francesca ».                

ELLE. QUAND AVEZ-VOUS COMPRIS QUE CE N'ÉTAIT PAS UNE HISTOIRE D'AMOUR ?                

F.G. Cela s'est fait petit à petit. Mais, à 15 ans, je ne savais pas ce qu'était l'amour, je n'avais jamais vu un couple s'aimer. J'étais prête à croire que se disputer sans arrêt et coucher ensemble, c'était la passion !                

ELLE. VOUS N'AVEZ JAMAIS ÉTÉ PRISE EN CHARGE PAR UN PSY ?                

F.G. Non, pas vraiment. Longtemps j'ai parlé de cette histoire sans affect, d'une manière froide et détachée… Une forme de dissociation. C'est le passage du temps et la spiritualité qui m'ont guérie.                

ELLE. POURQUOI N'AVEZ-VOUS JAMAIS PORTÉ PLAINTE POUR L'UTILISATION ABUSIVE DE VOS LETTRES, DE VOS PHOTOS ?                

F.G. J'aurais eu besoin d'être soutenue. Plus tard, à deux reprises, je me suis adressée à un avocat, mais je suis tombée sur des gens du milieu littéraire, ça s'est retourné contre moi.  

ELLE. COMMENT AVEZ-VOUS PU LE REVOIR, MÊME ÉPISODIQUEMENT, JUSQU'AU DÉBUT DES ANNÉES 2000 ?                

F.G. Je voulais me confronter à lui, lui tenir la dragée haute, lui montrer que je m'en sortais. La dernière fois, c'était en 2002, il voulait encore publier une photo de moi, je voulais lui faire comprendre qu'il fallait arrêter. Il en parle dans « Vanessavirus » [livre qu'il a auto-édité cette année, ndlr] en décrivant à quel point j'ai été méchante avec lui, affirmant que je l'aurais traumatisé… Il pratique toujours le renversement de l'accusation. Mais il est vrai que je ne mâchais pas mes mots. À 16 ans déjà, je le traitais de porc libidineux, c'est lui-même qui l'a écrit ! Mais cela ne faisait qu'alimenter son système. Il accusait les femmes de le persécuter, d'être des harpies. Il les haïssait. Pour lui, l'acte sexuel est une porte d'entrée : il s'introduit dans votre intimité, et là, il commence à vous détruire avec méthode, pierre par pierre, il vous démolit.                

ELLE. COMMENT AVEZ-VOUS VÉCU LA SORTIE DU LIVRE DE VANESSA SPRINGORA ?                

F.G. Comme une déflagration. Quelques jours plus tard, je lui ai envoyé un petit mot que j'aurais voulu signer « votre grande sœur », mais je n'ai pas osé. C'est elle qui m'a répondu en disant qu'elle pensait à moi « comme une sœur un peu lointaine » ! Quand nous nous sommes vues à Paris, nous avions beaucoup de choses à nous dire.               

ELLE. D'AUTRES VICTIMES EXISTENT FORCÉMENT, EN AVEZ-VOUS RENCONTRÉ ?                

F.G. Oui. Une autre, qui souhaite rester anonyme… On a chacune notre manière de nous protéger, mais on a toutes en commun quelque chose de très fort.                

ELLE. L'AN DERNIER, GALLIMARD A RETIRÉ TOUS LES LIVRES DE MATZNEFF DES LIBRAIRIES. QU'EN PENSEZ-VOUS ?                

F.G. C'est à l'époque qu'il fallait s'abstenir de les publier. Aujourd'hui, son Journal serait au contraire très utile pour enquêter sur les soutiens qui lui ont permis de perdurer plus de cinquante ans. Il y a encore beaucoup de choses à comprendre sur les protections dont il a bénéficié. Parce que Matzneff, c'est un sujet thermonucléaire ! Dès qu'on parle de lui, tout le monde devient fou, je l'ai vérifié de nombreuses fois. Dès l'âge de 19 ans, j'ai moi aussi écrit sur cette histoire des versions très différentes. Et même avant, quand je le voyais, je faisais comme lui, je prenais des notes. Certains éditeurs auraient pu être intéressés, en 1994 ou en 2004, quand j'avais des manuscrits aboutis, mais il était tellement protégé… De mon côté, j'ai tellement besoin de comprendre que, parfois, je suis tentée de l'appeler. Mais je me méfie trop.                

ELLE. COMMENT S'APPELLE VOTRE LIVRE ?                

F.G. « L'Arme la plus meurtrière », en référence à une réponse qu'il faisait à Thierry Ardisson dans une interview. À la question « Et si vous étiez une arme ? », Matzneff a triomphalement brandi son porte-plume. Il s'en est beaucoup servi pour détruire. Dans mon livre, je relate mon expérience, mais, en tant que journaliste, j'ai surtout voulu resituer Matzneff dans son contexte. J'ai cherché à montrer son fonctionnement en tant que « chasseur » (c'est le mot qu'il emploie), mais aussi en tant qu'auteur et personnage public dans le microcosme parisien. Je traite du thème de la dépersonnalisation, de la façon dont il instrumentalise la littérature… Il n'a cessé de parler de moi dans ses livres, y compris dans les deux derniers ! Le mien sera en vente sur mon site (larmelaplusmeurtriere.fr) et en librairie.                

ELLE. QU'ATTENDEZ-VOUS DE SA SORTIE ?                

F.G. Je ne sais pas comment il va être reçu, mais cela ne me fait pas peur. Il est possible que je sois attaquée, ce n'est pas bien grave. Je ne veux plus me censurer. Au début, je ne voulais pas témoigner dans le documentaire de France 2, mais mon médecin m'a encouragée à me montrer au grand jour. Vous savez, quand on a passé sa vie à se terrer pour échapper au harcèlement et à la honte, chaque palier franchi, chaque acte d'affirmation de soi a son poids. Il était temps d'accepter que je suis cette femme, vieillissante mais pas gâteuse pour autant, qui a peut-être des choses intéressantes à dire ! 

À voir        

Francesca Gee témoigne dans le documentaire « Qui ne dit mot ne consent pas », de Karine Dusfour, le 8 septembre dans « Infrarouge », sur France 2.

Ils s'appellent Francesca, Maya, Anouck, Nicolas, Audrey. Ils avaient 12, 13, 14 ou 15 ans. Un jour, un adulte leur a déclaré sa prétendue flamme, puis il a couché avec eux, et puis l'histoire a duré. Dans le cas de Francesca, c'était un écrivain célébré par le Tout-Paris, pour les autres, c'était un prof d'histoire-géo, l'entraîneur d'un club hippique, un maître de stage de troisième. Sidérés, tous ces jeunes ont d'abord pensé être consentants. Pris dans un genre d'histoire d'amour, comme Vanessa Springora le raconte si bien dans « Le Consentement » (éd. Grasset). Mais à quoi peut consentir un adolescent, face à un adulte tout-puissant et manipulateur ? Tous témoignent à visage découvert dans le bouleversant et pudique documentaire de Karine Dusfour « Qui ne dit mot ne consent pas ». On est touché par leur courage, leur lucidité, mais aussi par leur douleur. Dans ce film à voir absolument, ils racontent, face à la caméra, le mécanisme pervers de l'emprise, et comment se referme petit à petit le piège du silence. Le temps infini qu'il faut pour comprendre que le consentement libre et éclairé d'un mineur de moins de 15 ans face à un adulte n'existe pas, comme l'affirme enfin la loi votée en avril dernier. Et donc que ce qu'ils ont vécu ne s'appelle pas une histoire d'amour, mais une histoire d'emprise, d'abus sexuel et de viol pédophile.