Aussi incroyable que ça puisse être je n’ai jamais pris l’avion à 35 ans passés jusqu’à ce qu’un voyage de presse auquel j’ai été convié m’en donne l’opportunité forcée. A un âge pareil, dans un monde comme le nôtre, même ralenti par une crise sanitaire sans fin, l’avion reste une chose suffisamment banale pour être inévitable et que j’ai pourtant évitée. Si je devais trouver des explications rationnelles à cette bizarrerie anachronique je pourrais facilement commencer par le début. Enfant j’ai vécu jusqu’à mes 18 ans en pleine campagne au sud de la Bourgogne. Mes parents qui avaient fait le choix peu courant dans les années 90 de fuir la ville pour s’installer définitivement à la campagne, n’avaient plus jamais bougé plus loin que ce que leur voiture ou les trains le permettaient. Déjà dès l’école primaire, je sentais bien la singularité de ma situation ; les gamin.e.s de ma petite école privée de campagne frimaient sec quand il s’agissait de raconter les vacances lointaines et les voyages en avion qui allaient de pair. Bien sûr les jouets, les dessins animés, les films des années 90 faisaient de l’avion au mieux un sujet d’études au pire un pivot narratif. Quand on regardait « Maman j’ai raté l’avion » je pensais à regret que ça ne risquait pas d’arriver dans ma famille. Étudiant fauché comme beaucoup d’autres j’ai échappé soigneusement à tous les voyages lointains qu’on me proposait en invoquant mes finances capricieuses. Et comme je n’ai jamais étudié à l’étranger, l’avion ne m’était d’aucune utilité.

Une tare dissimulée de peur d’avoir l’air niais

Le temps est passé jusqu’à mes premiers jobs où les occasions de voyager étaient presque inexistantes. La seule fois où j’aurais pu prendre un vol pour un déplacement professionnel à Milan ma carte d’identité n’était plus valide. Ce contretemps a encore repoussé mon baptême de l’air jusqu’à ce que j’arrive à la trentaine sans avoir mis les pieds dans un aéroport. L’avouais-je facilement à mon entourage ? Pas du tout d’autant que j’appartiens à une génération pour qui l’avion est un transport banal et très commode. Ce qui n’était qu’un loupé, une accumulation d’occasions manquées est devenue une sorte de tare, un défaut d’arriéré soigneusement dissimulé de peur d’avoir l’air niais surtout dans mon milieu professionnel, la mode, où toute forme de virginité même aérospatiale, fait hurler de rire. Je voyais mes copains organiser des virées de citadins accomplis : l’entre-saison dans des villes européennes, l’été dans le sud de l’Italie ou les Cyclades. Je pourrais même dire qu’une vie de couple accomplie, pour ma génération tout du moins, passe forcément par une de ces escapades romantiques à deux pour un week-end à Rome ou à Prague. Manquant toujours d’opportunité voire même d’accompagnement j’ai longtemps admiré sur les réseaux sociaux les posts géolocalisés à Orly ou JFK et les innombrables photos de hublot avec vue aérienne de rêve. Pour anéantir ce complexe il m’est arrivé de camper un personnage pas forcément très agréable d’écolo du dimanche fier de passer ses étés sans dépenser un litre de kérosène. Je m’entends encore moquer des amis friands de voyages et de leur roublardise digitale pour dénicher des allers-retours ultra low-cost. Je m’étais installé dans un mélange d’orgueil, de jalousie pour masquer une trouille démesurée.

Je photographie et filme tout, je suis ridicule

Toujours est-il que ce matin de décembre, impossible de reculer. J’ai mon billet, j’ai mon taxi et vogue la galère jusqu’à Orly, aéroport dont je ne connais que le parking pour avoir joué les chauffeurs privés pour des copains il y a des lustres car oui, si je n’ai jamais pris l’avion j’ai le permis de conduire. L’arrivée à Orly me fascine, la dépose minute surtout qui me plonge avec nostalgie dans les comédies des années 70 que me montraient nos parents à la maison ; des souvenirs vagues de Pierre Richard surtout, et de Louis de Funès dans Rabbi Jacob. Le hall du terminal 2 est décoré par un immense message « Paris vous aime » qui résonne comme les courtes phrases qu’on pourrait lire sur des couronnes mortuaires ou des plaques commémoratives. J’éclate de rire dans un réflexe d’auto protection contre la syncope et je passe la fameuse sécurité en traînant comme un débutant. Mon ordinateur est testé aux explosifs, ce qui augmente mon hilarité nerveuse. Sur le chemin du salon d’attente je suis amusé sur le mobilier parfaitement vintage qu’on peut voir partout dans les couloirs d’Orly. Une fois installé dans cet immense salon je perds trente ans d’un coup, je regarde les avions comme des jouets, je photographie et filme tout, je suis ridicule. Le moment de l’embarquement me stresse énormément mais je ne peux pas faire autrement que d’imiter le pas assuré des passagers de ce petit vol commercial d’une heure.

Une sensation aussi horrible que merveilleuse

Assis dans l’avion je confie à la passagère qui vient de se s’asseoir à côté de moi que c’est une grande première. Elle est à deux doigts de pleurer d’émotion et moi de mourir de gêne. Elle prend le parti de tout m’expliquer, même pourquoi la ceinture s’enlève toute seule si on ne force pas dessus pour la bloquer. Elle ne semble pas s’apercevoir qu’elle me parle comme si j’avais sept ans mais je ne me formalise pas, son aide est précieuse pour anticiper la sensation du décollage, complètement exotique pour moi. 

Je crois que ce moment où l’avion met les pleins gaz pour décoller est une sensation aussi horrible que merveilleuse. J’ai la place près du hublot à coté d’une aile, tout pour en profiter un maximum ou pleurer jusqu’à Nice. Si le premier virage me surprend très désagréablement tout le reste me rend poète. La ville qu’on rase d’abord, le sol étrange que les nuages forment et qui rendent un vol si étrangement « terrien », la géographie française condensée en une heure, cours d’eau, bocages, vallons et sommets neigeux, tout est dingue et superbe. Et puis une grosse heure passée, c’est la mer si bleue, si calme que l’on survole avant d’atterrir sur Nice, calmement. C’est passé si vite que je m’en plains à ma voisine qui éclate de rire et qui me demande de me dépêcher de prendre mes affaires pour sortir et profiter du soleil et de mon voyage de presse. Ce que je ne lui dis pas c’est que de ce voyage je n’attends désormais qu’une chose ; rentrer en avion demain !