Qui veut la peau de J. K. Rowling ? Hier fêtée pour avoir converti toute une génération à la lecture, l'influente auteure britannique de la saga « Harry Potter » – 500 millions d'exemplaires vendus – est aujourd'hui dans la tourmente pour ses propos jugés transphobes. Quasiment évincée de « Retour à Poudlard », le documentaire de HBO Max (diffusé sur Salto en France), célébrant les vingt ans de la franchise cinématographique, la romancière milliardaire n'y apparaît que trente secondes, dans une archive de 2019. Ni Daniel Radcliffe ni Emma Watson, les stars des films réunies sur les lieux du tournage, ne la mentionnent, comme si on l'avait effacée d'un coup de baguette magique. À la demande des élèves et de membres du personnel, une école anglaise dont l'un des bâtiments portait son nom va le débaptiser. J. K. Rowling serait-elle victime de la « cancel culture » ? Serait-elle injustement invisibilisée pour ses prises de position conservatrices ? Son œuvre est pourtant considérée par beaucoup comme « un hymne à l'ouverture, au pacifisme et à la tolérance », comme le rappelle un édito de la revue française « Usbek & Rica ». Tout serait parti d'un tweet, daté de juin 2020, ironisant sur le titre d'un article du site d’opinion Devex. « “Créer un monde post-Covid plus égalitaire pour les personnes qui ont leurs règles.” “Les personnes qui ont leurs règles.” Je suis sûre qu'on avait un mot pour désigner ces personnes avant. Que quelqu'un m'aide. Fammes ? Fommes ? Fimmes ? » écrit J. K. Rowling sur Twitter. Il n'en fallait pas plus pour déclencher l'ire de certains internautes. Rowling devient la cible de menaces de mort et l'adresse de son domicile est divulguée sur Internet.

Depuis quelques années, la romancière entretient la polémique. En 2019, elle avait déjà soutenu publiquement une conseillère fiscale anglaise licenciée pour avoir dit : « Les hommes ne peuvent pas se transformer en femmes. » En juin 2020, sur son blog, elle s'inquiétait du concept de genre, et du « déni de l'importance du sexe biologique », qui aurait, selon elle, pour objectif misogyne d'effacer la réalité de millions de femmes à travers le monde.               

L'écrivaine, qui se dit victime de la « cancel culture » et a signé, avec 150 auteurs et académiciens, une lettre ouverte en faveur de la liberté d'expression (relayée par « Le Monde » en 2020), affirme ne pas condamner les femmes trans. Ni appartenir au mouvement TERF (Trans-Exclusionary Radical Feminist), ces activistes qui excluent les personnes trans de la cause féministe dans la mesure où elles ne sont pas nées femmes.                

« J'aime beaucoup ses livres, j'ai grandi avec “Harry Potter”, mais la transphobie est un peu devenue le fonds de commerce de J. K. Rowling : cela fait deux ans qu'elle y revient sans cesse. À un moment, il est difficile de la défendre, explique Rachel Garrat-Valcarcel, journaliste politique, coprésidente de l'Association des journalistes lesbiennes, gays, bi-e-s, trans et intersexes (AJL). Dire qu'une femme est une femme parce qu'elle a un utérus est faux. Il y a beaucoup de femmes cis-genres [qui s'identifient à leur genre, ndlr] qui n'ont plus d'utérus, ou qui n'en ont jamais eu.               

Et il y a beaucoup de femmes trans qui n'ont pas d'utérus et qui sont pourtant des femmes. C'est une réalité sociologique : les femmes trans ne sont pas apparues ces cinq dernières années, le sujet est traité et documenté depuis longtemps. » En Angle terre ou dans certaines zones urbaines américaines, où les questions des droits des trans et les études de genre sont très présentes, les propos de J. K. Rowling ne passent pas. « Elle parle de populations spécialement fragiles, qui subissent de nombreux “hate crimes”, comme on dit en Amérique, des crimes dirigés contre les minorités opprimées, rappelle l'historienne Laure Murat, professeure à l'Université de Californie à Los Angeles, qui vient de sortir un livre consacré à la “cancel culture”, “Qui annule quoi ?” (éd. Seuil). Lorsqu'on a une notoriété publique comme celle de J. K. Rowling, on assume les conséquences de ses propos. » Si « l'affaire J. K. Rowling » a un mérite, c'est bien de pointer le décalage qu'il subsiste dans la manière dont est perçue la « cancel culture ». S'il s'agit pour certains du droit de mettre à distance une personnalité publique pour des propos qu'on jugerait indignes, pour d'autres, c'est une entrave à la liberté d'expression. « Il est ahurissant d'en arriver à exclure une écrivaine parce que ses propos dérangent alors qu'ils restent dans le cadre de la loi, écrit dans un billet Michel Guerrin, rédacteur en chef au journal “Le Monde”. Comme si des personnes aux pensées différentes ne pouvaient plus se parler et cohabiter. Le débat est remplacé par le rejet, le dialogue par la menace. » Laure Murat met en garde contre cette dénonciation. Selon elle, la « cancel culture » est un terme fourre-tout dans lequel on mélange beaucoup de choses sans ordre ni hiérarchie : le déboulonnement de statues, Roman Polanski ou… J. K. Rowling : « La notion de “culture de l'annulation” a été inventée par la droite américaine pour coller à ce phénomène une étiquette péjorative. En réalité, la “cancel culture” est vieille comme le monde : il s'agit d'une protestation populaire, sous forme de militantisme pour faire avancer des idées progressistes. On peut être pour ou contre, c'est une autre question, mais l'idée est d'agir dans l'espace public, démocratiquement, en appelant au boycott, en signalant des abus, en retirant son soutien sur Twitter à telle ou telle personnalité publique ayant eu des propos sexistes ou racistes. »

« Parfois, les personnages et les lecteurs sont meilleurs que les auteurs »                                                          

Controversée mais pas pour autant effacée (même si la vente de ses livres a connu une chute inhabituelle après la polémique suscitée par son tweet), J. K. Rowling n'est en tout cas pas en phase avec les générations de lecteurs de « Harry Potter » séduits par la culture « woke ». « Parfois, les personnages et les lecteurs sont meilleurs que les auteurs, explique le philosophe trans Paul B. Preciado. Et c'est clairement ce qui arrive à Rowling. Elle s'entête à nous imposer une définition hiérarchique et normative de la féminité qui exclut les femmes trans. Il lui manque la magie de Harry Potter et d'Hermione. Ses lecteurs l'ont amplement dépassée. Ils font partie d'une génération pour laquelle les revendications du féminisme et de la liberté de genre sont centrales. Cela ne veut pas dire que ses livres doivent être brûlés. Il n'est jamais bon de brûler des livres. Il est même possible de continuer à les lire. » À Hollywood, des producteurs plancheraient actuellement sur une web-série de « Harry Potter » avec un casting d'acteurs trans et non binaires… Avec ou sans l'accord de son auteure.