Vous rêvez parfois de débouler dans le bureau de votre chef pour lui dire ses quatre vérités, puis de claquer votre démission sans aucun regret ?               

Shana Blackwell l'a fait. Un matin d'octobre 2021, cette employée de la chaîne de supermarchés américaine Walmart s'est écriée au micro d'une des caisses : « Votre attention, chers clients, collègues et managers. J'emmerde cette boîte, je démissionne ! » Un coup d'éclat devenu viral sur TikTok. Et qui a lancé un phénomène : les mises en scène de départs fracassants figurent parmi les vidéos les plus populaires du réseau social et le hashtag #QuitMyJob qui les accompagne flirte avec les 222 millions de vues. Une tendance fugace made in génération Z, qu'on dit avide de buzz et détestant l'autorité ? Que nenni. Aux États-Unis, 38 millions de personnes ont quitté leur travail en 2021, selon les chiffres du Bureau des statistiques du travail, dont 4,5 millions en novembre – un record en vingt ans d'analyse. Affolant, surtout que ce « big quit » ou « great resignation » (grande démission) concerne les baby-boomers autant que leurs enfants. Même LinkedIn, leader mondial des réseaux sociaux professionnels, alertait en janvier dernier : si certains secteurs, comme l'hôtellerie-restauration, la santé et la vente sont les plus touchés, personne n'est à l'abri. Pas même de ce côté-ci de l'Atlantique…

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Chez nous, c'est l'ex-ministre du Travail Myriam El Khomri et Ludovic de Gromard, cofondateur de Chance, une start-up spécialisée dans la reconversion professionnelle, qui tiraient la sonnette d'alarme, début février, dans une tribune du « Journal du dimanche » : la France risquerait une « épidémie de “job spleen” », soit « un état de doutes et de démotivation nourri d'un sentiment d'inadéquation profond avec son travail et d'absence de perspectives ». Une inquiétude légitime quand on sait qu'au printemps 2021, selon l'Ifop, 50 % des cadres confiaient que leur motivation s'était dégradée durant les mois passés sous Covid. Un phénomène que le journaliste Jean-Laurent Cassely observait déjà avant la pandémie, au point d'en faire en 2017 un ouvrage au titre évocateur, « La Révolte des premiers de la classe : métiers à la con, quête de sens & reconversions urbaines » (éd. Arkhê). « Mon hypothèse était que le modèle du cadre supérieur urbain en quête de sens – celui qui quittait son “bullshit job” en open space pour ouvrir une épicerie bio dans le 10e arrondissement de Paris – allait finir par infuser dans la société. Mais je n'y croyais qu'à moitié. Diplômée, aisée, cette catégorie bénéficiait du confort psychologique pour conceptualiser et interroger sa place dans la société, ce qui n'est pas le cas de tous les salariés. » Une pandémie plus tard, la théorie se vérifie : avec le télétravail, les catégories socioprofessionnelles supérieures ont massivement revu leurs priorités, et on observe une contagion vers d'autres professions. Mi-2021, d'après les derniers chiffres du ministère du Travail, les démissions des salariés en CDI ont ainsi bondi de 10,4 % et de 19,4 % par rapport à juin et juillet 2019. Quant aux ruptures conventionnelles, elles ont progressé de 15,4 % et 6,1 % sur la même période, pour atteindre 85 000 contre 77 000 en 2019. « Durant les confinements, des gens qui jusque-là n'avaient aucune latitude dans l'organisation de leur journée se sont mis à avoir du temps, explique Jean-Laurent Cassely. D'autres ont travaillé encore plus, s'exposant au virus et essuyant la frustration du public. De quoi semer la graine du doute. » Un phénomène passé sous nos radars, tout obsédés que nous étions par la « start-up nation », mais qu'on ne peut plus ignorer après la crise des Gilets jaunes puis une épidémie mondiale. Et si on faisait quelque chose de ce bouleversement ?                                  

« En démissionnant, j'ai sauvé ma peau »                                            

Si donner votre dem' vous titille, sachez que vous en êtes capable. C'est le message que souhaite faire passer Sonia Benyahia, qui, après deux propositions royales de CDI, a dit non à ses patrons. Fin 2020, elle lance I Quit, Thanks (« Merci, mais je démissionne »), un compte Instagram et un site présentant des profils de « quitters » et, à travers eux, les bénéfices de la démission, notamment en cas de souffrance au travail. Un sujet incontournable selon la jeune femme, qui cite parmi les sources de sa prise de conscience les médias traditionnels, les comptes Instagram qui dénoncent la violence des entreprises, ainsi que la déconnexion entre les valeurs qu'elles affichent et la réalité (Balance Ton Agency dans la pub, Balance Ta Start-Up dans la tech…). « Je connaissais le concept de burn-out, détaille Sonia. J'ai découvert le brown-out, un état non pas d'épuisement mais proche de la dépression. Tu es en pleine capacité physique et intellectuelle, mais tu ne sais plus ce que tu fous là, à raison de quarante heures par semaine… En démissionnant pour trouver ma place ailleurs, j'ai sauvé ma peau. Et j'ai voulu transmettre à d'autres l'envie de le faire. » Banquier devenu boucher ou manageuse passée coach, autant de profils qui invitent à partir pour mieux se reconvertir. Mais d'autres vont plus loin encore, tel le collectif Vous n'êtes pas seuls, qui incite carrément… à ne plus bosser.               

Arrêter de turbiner, une utopie ? Une décision pragmatique selon Romain Boucher, qui a cofondé ce collectif au positionnement radical. Son constat : le travail détruit, et pas seulement des humains. « J'étais data scientist, job désigné comme “le plus sexy du XXIe siècle” par la “Harvard Business Review”, raconte-t-il. J'ai tenté d'alerter ma boîte sur les dérives de notre activité : surveillance du public, rationalisation à outrance… » En vain. Romain choisit alors de « déserter ». Depuis, il milite pour que ceux qui ont un bon capital social, culturel et symbolique (les surdiplômés) fassent de même. « L'idée n'est plus simplement de dire “Je suis déprimé par mon boulot”, mais de chercher les raisons structurelles de cette absence de sens et de se poser cette question fondamentale : mon secteur contribue-t-il au ravage écologique et social ? » Si la réponse est oui, il faut lancer l'alerte et fuir, « un geste politique fort, dans une société qui a érigé la productivité en valeur suprême, plutôt que la liberté collective ou le respect de la planète ». Et après ? Le collectif Vous n'êtes pas seuls oriente les « déserteurs » vers des projets alternatifs, en lien avec la solidarité et l'écologie, en espérant inspirer un mouvement plus global. Un choix qui ne surprend pas Marie-Anne Dujarier, professeure à l'université Paris Cité et autrice de « Troubles dans le travail : sociologie d'une catégorie de pensée » (éd. Puf). « N'oublions pas que le salariat est un contrat de subordination de l'employé par l'employeur, donc une enclave dans la démocratie. La question de le quitter est vieille comme l'emploi lui-même. » Mais se pose de façon brûlante aujourd'hui, alors que se creuse le décalage entre patron et employé. « Le premier veut une bonne productivité pour le plus bas tarif, détaille Marie-Anne Dujarier. Le second souhaite un salaire décent, des conditions de travail qui lui permettent de construire du sens et de la santé, et préfère produire des choses utiles et belles. S'il n'obtient rien de cela surgit un sentiment d'absurdité. Ajoutez l'explosion des inégalités sociales et la menace écologique et vous obtiendrez une prise de conscience : doit-on continuer à travailler dans un sens qui nous mène à l'abîme ? »                                            

« Je veux créer un cadre de travail selon mes valeurs »                

« Je suis fille de caissière et d'ouvrier. Pour payer mes études d'anglais, j'ai eu un job de vendeuse. J'ai décroché après la licence et je suis devenue vendeuse à plein temps, pendant quatre ans. Mais trop de promesses non tenues, l'impression d'être exploitée… J'ai démissionné en 2019. Très vite, j'ai retrouvé un poste comme manageuse. À 23 ans, je gérais une équipe de vingt personnes. Super sur le papier, sauf que la pandémie est arrivée. Les équipes craquaient, les clients nous menaçaient quand on leur disait de mettre du gel hydroalcoolique, un collègue m'a harcelée. J'ai fait un burn-out et c'est ce qui m'a sauvée. En arrêt maladie, j'ai imaginé un projet auquel rien ne me destinait, si ce n'est mon amour du cinéma : une revue féministe nommée “Sorociné”. En mai 2021, j'ai redémissionné et monté ma boîte. Je veux créer un cadre de travail selon mes valeurs, qui ne reproduise pas les violences que j'ai subies. Pour le moment, je ne vis que du chômage, mais, paradoxalement, c'est aujourd'hui que je me sens valorisée et émancipée. »                                                                              

La sociologue vous invite alors à penser autrement la notion de travail. Cultiver ses tomates, aller chez sa psychologue ou aider ses parents âgés, n'est-ce pas aussi du travail, au sens d'une activité qui demande de la peine et a une utilité, même si elle s'effectue hors emploi ? Et pourquoi ne pas envisager un droit du travail du vivant, qui en limite l'exploitation et impose des devoirs à l'employeur ? Une fois posées ces questions fondamentales, difficile de revenir en arrière, assurent celles et ceux qui sont passés de l'autre côté. Et qui y voient le vrai monde d'après.                                            

« Le métier passion est un mythe »                

« Dès le début, on m'a raconté que je faisais un métier passion, alors je me suis acharnée, malgré la compétition, les ambiances pourries… Jusqu'à décrocher le graal fin 2021 : un contrat dans une grosse station de radio. J'étais censée donner le ton de l'émission, choisir les invités et même animer une chronique. Mais, très vite, on m'a reléguée au rôle d'assistante. Mes propositions ont été écartées, mes idées moquées. Le “partenariat” avec mon chef s'est transformé en duel, une querelle des anciens et des modernes sur fond de misogynie. Un énième job sous les ordres d'un homme médiocre, où mon potentiel était sous-exploité… J'ai claqué la porte. Aujourd'hui, je crois que le métier passion est un mythe qui sert à justifier qu'on vous maltraite. Et je ne sais ni quand ni comment je vais retravailler. Peut-être trouver une mission alimentaire avec des projets créatifs en parallèle… Ou faire comme ces intermittents qui se surnomment les “cinq cent septeurs”, en référence au nombre d'heures de travail minimum (507 par an) qui donne droit au chômage. Pourquoi faire plus, si c'est pour qu'on éteigne ma flamme ? »