Alors qu’elle est championne d’équitation, après des mois de fatigue intense et inexpliquée, Joanna est diagnostiquée de la maladie de Lyme à 21 ans. Un soir d’été, Sara, 46 ans, est prise de mots de tête infernaux, avant d’apprendre qu’elle a une grosse tumeur au cerveau. Ces deux femmes n’ont rien à voir, ne vivent pas dans la même région, ne se connaissaient pas, mais ont toutes deux fait l’expérience d’une grave maladie qui les a stoppées net dans leur élan. Aux yeux des médecins, leur condition physique actuelle est digne d’un miracle. Équipées de guêtres de désert, d’un camelback et d’un dossard à leur nom, elles passent la ligne d’arrivée du trek  “Rose Trip Sénégal” en ce début du mois d’avril 2022, durant lequel elles ont marché 20 kilomètres quotidiens pendant 3 jours. Il y a quelques années pour l’une et quelques mois pour l’autre, le simple fait de se déplacer était mission impossible, sans les bras d’un parent pour se soutenir ou d’un déambulateur. Au milieu des autres coureuses de cette aventure solidaire, en plein désert de Lompoul, elles racontent leurs parcours en dents de scie et la résilience qui les a portées jusqu’à cette victoire.

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La résilience, terme issu du langage informatique est la « capacité d'un système à continuer à fonctionner, même en cas de panne », dixit le Larousse. Le concept a inspiré la psychologie, qui s’intéresse à ces gens tombés plus bas que terre, désormais capables de soulever des montagnes. Si ces deux expressions sont tout ce qu’il y a de plus cliché, elles représentent bien le grand écart de ces parcours de vie. « L'aptitude d'un individu à se construire et à vivre de manière satisfaisante en dépit de circonstances traumatiques », évoque le dictionnaire, dans la case définition de la résilience chez les humains. La psychologue Ariane Calvo, auteure de “Trouver son élan vital” (ed. First), rebondit : « les personnes résilientes ne reprennent pas exactement le chemin initial, elles vont plus loin ».

L'effondrement : « j’ai du mal à marcher, je dépéris »

A l’aube de sa vingtaine, Joanna arrête la compétition, puis l’équitation tout court, parce que la fatigue laisse place à l’épuisement, à des douleurs musculaires, articulaires, une difficulté à se mouvoir, à de grosses pertes de mémoire. « Je suis dans ma voiture et tout à coup, je ne sais plus où je vais » se souvient-elle. Elle passe un an et demi à jongler entre les médecins à la recherche d’une réponse. Les examens sont satisfaisants, on l’estime simplement “surmenée”, elle se pense folle, « je me disais que tout le monde devait souffrir comme ça mais que simplement, ils ne s’en plaignaient pas, je m’étais mis dans la tête que j’étais quelqu’un qui en fait des caisses ». Jusqu’au jour où un test revient positif, celui de la maladie de Lyme. On découvre qu’elle en serait porteuse depuis plusieurs années. Elle a 23 ans quand le diagnostic est posé et souffre d’une forme chronique. On ne lui dit pas grand-chose, si ce n’est qu’il faut « essayer le très lourd traitement conseillé contre Lyme, et voir si cela fonctionne » précise-t-elle. Il se trouve que la maladie garde une part de mystère pour la science, avec des symptômes qui varient en fonction des patients, et qu’il n’y a pas encore de traitement efficace à 100%. La seule option sur le marché donne chez certains des résultats satisfaisants, échoue chez d’autres. « À ce moment-là, j’ai du mal à marcher, je dépéris, j’ai la force d’aller travailler mais quand je rentre, je me couche directement, alors je me lance, je dis oui au traitement », raconte Joanna.

Sara, elle, a 46 ans, est enquêtrice dans la police judiciaire, et à part des migraines pénibles qui n’alertent aucun médecin consulté, elle pense aller bien. Elle a même prévu de faire un trek, le Rose Trip Sénégal, avec deux amies et collègues. Pour financer leur participation, elles enchaînent la recherche de partenaires avec les lotos, les marchés… Jusqu’au 6 août 2021, où « je me mets à me tromper dans les mots, j’ai très mal à la tête, je trébuche » se souvient-elle. Persuadée de faire un AVC, Sara termine la nuit aux urgences. Elle se trompe, mais la nouvelle n’en est pas moins accablante : elle a un méningiome de 5 centimètres sur le cervelet. On lui dit qu’il est fort probable qu’elle en décède. Après des semaines d’étude de son dossier, qu’elle passe alitée sous morphine, on lui propose l’opération de la dernière chance, « ça peut très bien ou très mal se passer, je peux y rester, être incontinente, paraplégique, aveugle… », résume-t-elle. Comme Joanna, qui s’était dit « foutu pour foutu, je prends le traitement », Sara se lance, « quand le médecin m’a demandé si je voulais réfléchir, j’ai dit : de toute façon, on y va ».

Quoi qu’il en soit, si je dis non, je meurs

Dans le bureau du chirurgien, Sara pose juste une question : « Si cela se passe bien, pourrais-je être sur les dunes du trek au mois d’avril ? - C’est une blague ? » s’exclame le médecin. Elle affirme que non, elle ne plaisante pas. Pour Sara, de l’autre côté du bloc, il y a cet espoir (devenu fou) de partir quelques mois plus tard fouler les terres du Sénégal. Et de chaque côté du lit d’hôpital, il y a ses deux amies qui lui répètent en boucle : « Tu ne mourras pas, on le fera ensemble, alors accroche-toi ma vieille, parce que tu vas y aller ». Le chirurgien comprend que cet objectif est primordial pour qu’elle survive, « je ferai tout pour que vous y soyez, et si vous partez, je veux une photo de vous là-bas » termine-t-il.

De son côté, Joanna ne se voit pas passer 40 ans, après le traitement pour Lyme (qu’elle a enchaîné trois fois six mois) : elle est immunodépressive, développe de l’asthme, déclare un syndrome du côlon irritable et un problème au foie qui l’empêche d’assimiler correctement le fer. Assise devant son infectiologue, elle se risque elle aussi à poser la question qui fâche : « Pourrais-je un jour faire de la course à pied ? » Elle en rêve. Il brise l’élan et prononce ces trois mots : « ça, vous oubliez ». De manière générale, le sport, c’est fini pour elle, affirme-t-il. Après cette conversation, Joanna a un déclic, « ce n’est plus possible, j’ai 23 ans, ma vie ne peut pas être ça. Je veux courir, je vais tout faire pour leur donner tort ».

« Il faut que ce soit possible »

Si elles ont chacune leur maladie, Joanna et Sara se retrouvent dans une même conviction : celle de s’en sortir et de renouer avec leur corps pour continuer, coûte que coûte, à vivre. Et c’est justement là la marque des résilients, remarque Ariane Calvo. « Après avoir vécu un traumatisme nos aspirations profondes ne sont plus accessoires », analyse-t-elle, aussi impossibles puissent-elles paraître. « Avant, on repoussait les choses importantes, après un tel événement, cela devient notre priorité numéro 1, parce qu’on a conscience qu’on a bien failli ne jamais pouvoir le faire », rebondit la psychologue. Elle ajoute que la résilience repose sur une forme de « déni conscient du réel : on choisit d’ignorer une partie de la difficulté pour pouvoir la dépasser ». Joanna et Sara ont choisi de refuser la réalité qui leur était proposée par la médecine : composer avec une fragilité qui les empêcherait de relever des défis sportifs. Ariane Calvo résume en quelques mots la volonté des deux femmes, « Si c'est possible, c’est maintenant. Et il faut que ce soit possible ».

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Possible certes, mais pas aisé. Joanna doit avancer à tous petits pas vers ce rêve de running : elle n’a plus son corps d’athlète, elle a même perdu toute sa masse musculaire. Un an de rééducation ultra progressive à la salle de sport, lui permet de récupérer un peu de muscle. L’année d’après, elle court 500 mètres, 1 kilomètre, 2 kilomètres… Et finalement s’inscrit à sa première course de 5 kilomètres, avant de rejoindre un club d’athlétisme. Sara, de son côté, sort de l’opération vivante. Mais une complication transforme son cerveau en cocotte-minute, la veine qui draine le liquide céphalorachidien ne fonctionne plus correctement. « On peut essayer un nouveau traitement, mais il ne fonctionne que dans 30% des cas », lui dit-on. Elle tente, et traverse un océan d’effets secondaires, « je suis à 7 de tension, je commence à délirer, je me vois mourir, je demande à ma mère qui me veille de s’occuper de mes enfants, je lui dis au revoir » se remémore-t-elle émue. Un deuxième miracle opère et ce traitement fonctionne. On est en novembre 2021, Sara a perdu 10 kilos, elle n’est pas capable de se doucher seule. Ses amies viennent la laver sur leur pause déjeuner. Elle n’a plus que 5 mois pour passer de son statut d’infirme à celui de trekkeuse.

Course contre la montre

« Faites deux fois le couloir chez vous, même en étant soutenue, c’est votre seul moyen de vous préparer pour le Sénégal », l’encourage le chirurgien. Elle y parvient avec un déambulateur. « Sara, si tu veux y aller, il n’y a pas 36 solutions », insistent ses amies. Elle achète un tapis de course, « je marchais à deux à l’heure, je le faisais 3 minutes et je dormais 4 heures»,  se souvient-elle. En janvier 2022, elle remarche 1 kilomètre accompagnée. Puis 2, puis 3, jusqu'aux 20 kilomètres qu’elle parcourt pour s’entraîner sur la dune du Pilat à quelques semaines du départ, avec ses deux acolytes.

« C’est le produit de la résilience : on se projette tellement dans un avenir meilleur qu’on se donne les moyens physiques d’y arriver », observe Ariane Calvo. Sur le même principe que la somatisation (le corps manifeste physiquement un mal-être psychique), la psychologue explique que le circuit peut fonctionner dans l’autre sens aussi. Comme une illustration de cette expression populaire “donner des ailes”, qui est associée au domaine spirituel, la puissance du psychologique influence le corps. C’est par ce même biais que l'enfant sort du ventre de sa mère, qu’il évolue spontanément, c’est ce qu’on appelle l’élan vital. « La résilience réutilise cette fonction innée, les gens qui l’expérimentent sont capables de s’appuyer sur cette pulsion de vie pour se réaliser après le traumatisme », précise-t-elle. L’épreuve donne la force de passer au-delà de la peur, des obstacles qui semblent désormais minimes.

Le corps, meilleur outil du dépassement de soi

Joanna confie être arrivée au trek avec angoisse, du fait de son immunodépression elle a eu peur de tomber malade. Elle se demande si ses douleurs articulaires ne vont pas l’empêcher de marcher, si la fatigue qu’elle continue de ressentir en fin de journée va la laisser souffler, , illustre-t-elle. Lorsqu’il faut monter les dunes, son bassin la fait souffrir. Le poids du sac réveille des douleurs dorsales. Sara vit aussi des moments de grande difficulté quand elle est au pied de la dune et qu’il faut aller de l’autre côté. Mais toutes deux racontent que quand le corps s’épuise, le mental prend le relais. Elles se souviennent de leurs moments les plus douloureux et parviennent à continuer d’avancer. « Un jour, elles ont perdu le choix de faire ou non les choses : là, elles l’ont de nouveau, elles ont pu entrer dans cette fenêtre miraculeuse, inespérée, et sont prêtes à tout pour ne pas la gâcher », analyse la psychologue. Souffrir dans l’effort devient une chance immense pour celui qui n’a plus pu marcher.

« je suis comme une batterie qui se décharge »

Le Trek Rose Trip, qui a une autre édition annuelle au Maroc, accueille souvent des femmes en parcours de résilience, après un cancer du sein, la perte d’un enfant, un traumatisme physique ou psychique. Ariane Calvo n’est pas surprise, car ces aventures mettent le corps en action. Et si ce dernier est le symbole de nos limites, il est aussi le meilleur outil du dépassement de soi.