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Mathieu Slama: «Le bilan des deux années d'état d'urgence sanitaire est inquiétant pour notre démocratie»

«S'est installée, pendant deux ans, une rhétorique pernicieuse qui distingue le bon citoyen du mauvais citoyen, le citoyen responsable du citoyen irresponsable».
«S'est installée, pendant deux ans, une rhétorique pernicieuse qui distingue le bon citoyen du mauvais citoyen, le citoyen responsable du citoyen irresponsable». Romain TALON / stock.adobe.com

FIGAROVOX/TRIBUNE - Le 1er août marque l'entrée en vigueur du projet de loi qui met fin à l'état d'urgence sanitaire. Pour l'essayiste, les mesures liberticides qu'il a permises, plébiscitées par les Français, ont révélé une acception dévoyée et autoritaire de la République.

Consultant et analyste politique, Mathieu Slama collabore à plusieurs médias, notamment Le Figaro et Le Huffington Post. Il a publié Adieu la liberté - Essai sur la société disciplinaire (Presses de la Cité, janvier 2022).


L'état d'urgence sanitaire prend officiellement fin aujourd'hui, après son instauration le 23 mars 2020. Nous aurons donc vécu sous état d'urgence pendant deux ans et cinq mois sans discontinuité, ce qui constitue un record dans l'histoire de la Ve République.

La fin de l'état d'urgence signifie que désormais, le cadre légal actuel ne permet pas au gouvernement d'imposer des «mesures limitant la liberté d'aller et venir, la liberté d'entreprendre et la liberté de réunion» au nom de la lutte sanitaire: exit donc, encore une fois dans le cadre légal actuel, les confinements, couvre-feu, passes sanitaires et vaccinaux.

S'il faut évidemment se réjouir de ce retour au fonctionnement normal de la démocratie, le bilan que l'on peut tirer de ces deux années de pandémie est sombre - et inquiétant pour l'avenir de notre démocratie.

Pendant deux ans, nous avons inventé des monstres. Les confinements, couvre-feu et passes sont devenus des outils politiques à part entière qui ont non seulement été utilisés mais aussi et surtout réutilisés, ce qui signifie qu'ils se sont inscrits dans notre normalité démocratique. Le confinement a été imposé à trois reprises tandis que le couvre-feu l'a été à deux reprises, à chaque fois pour des durées très importantes. Le passe sanitaire s'est transformé au bout de six mois en passe vaccinal, devenant ainsi encore plus coercitif et discriminant. Ces outils politiques n'existaient pas jusqu'alors. Désormais, ils existent et font partie de notre champ des possibles démocratique. La fin de l'état d'urgence et donc de ces mesures ne signifie pas qu'elles ne pourront plus être réemployées à l'occasion d'une prochaine crise: il suffira d'une nouvelle loi d'exception pour les remettre en place.

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Depuis six ans, nous avons vécu 60% du temps sur un régime d'exception, c’est-à-dire dérogatoire aux principes démocratiques. Cela signifie, très concrètement, que le régime démocratique normal est devenu l'exception et le régime d'exception la norme. Pour des motifs sécuritaires, antiterroristes ou sanitaires, nous avons fait reculer l'État de droit de manière inédite dans l'histoire de la Ve République. L'intégralité de nos libertés fondamentales ont été atteintes: la liberté d'aller et venir, de manifester, de travailler, d'association, de réunion, de la presse, d'expression, de culte… C'est donc à une grande offensive contre la liberté que l'on assiste depuis plus de cinq ans en France, et la gestion de la crise sanitaire n'a fait qu'accompagner un mouvement qui lui préexistait largement. La loi séparatisme, pour prendre un exemple récent, a gravement remis en cause la liberté d'association, la liberté d'enseignement et la liberté de culte, comme l'a fait remarquer la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH) sans que grand monde ne s'en émeuve.

Quand l'idéologie du « safe » contamine l'ensemble d'une société, la liberté devient une chose dangereuse que l'on délègue d'autant plus aisément que l'on en a peur.

Mathieu Slama

À mesure que ces dispositifs se généralisent, ils se banalisent et apparaissent comme un moindre mal face à une situation de crise ou une menace plus ou moins précise. C'est ainsi que nous passons subrepticement, sans nous en rendre compte, d'une société de liberté à une société de sécurité et de discipline, où tout devient permis pour répondre à une crise. La fin justifie tous les moyens, y compris les plus antidémocratiques. Quand Emmanuel Macron reprend cette vieille antienne sécuritaire et réactionnaire «La sécurité est la première de nos libertés», il y a lieu de s'inquiéter: cela signifie que la liberté n'a plus aucune importance dans notre société et qu'elle est aisément sacrifiable pourvu que nous soyons en sécurité. Cette idéologie du «safe» est devenue la norme de notre époque, au détriment de ce que nous avions de plus précieux, la liberté.

Il serait injuste d'attribuer ces reculades démocratiques aux seuls gouvernements Hollande et Macron: elles accompagnent en effet un mouvement bien plus profond, qui part de la société elle-même. Et c'est bien cela le plus inquiétant: toutes les mesures liberticides prises dans le cadre des attentats terroristes, de la lutte contre l'insécurité et de la crise sanitaire ont été fortement plébiscitées par la population. Autrement dit: une très grande majorité de Français ont exigé du pouvoir qu'il prenne des mesures d'exception pour les protéger. C'est particulièrement vrai pour la crise sanitaire, où les confinements, couvre-feu et passes ont été largement plébiscités par les Français, qui voulaient même aller plus loin dans la coercition envers les non-vaccinés. Ces deux ans et demi de crise sanitaire nous ont donc confirmé une chose: les Français ne veulent plus de la liberté, et préfèrent, pour reprendre le mot de Dostoïevski, déléguer cette liberté au pouvoir pour en éviter les insupportables conséquences. Quand l'idéologie du «safe» contamine l'ensemble d'une société, la liberté devient une chose dangereuse que l'on délègue d'autant plus aisément que l'on en a peur. Et c'est ainsi que nous laissons au pouvoir des prérogatives exorbitantes en vertu desquelles il peut nous retirer des droits et libertés pour notre propre sécurité.

Il n'y a pas, dans notre République, des citoyens de seconde zone qui auraient moins de droits que les autres. Le seul devoir d'un citoyen est de respecter la loi, et non de se comporter de manière vertueuse aux yeux du pouvoir.

Mathieu Slama

Ces deux années d'état d'urgence ont aussi accéléré notre conversion à une vision réactionnaire et autoritaire de la République, que le chef de l'État lui-même a résumée ainsi: «Nous avons des devoirs avant d'avoir des droits». S'est installée, pendant deux ans, une rhétorique pernicieuse qui distingue le bon citoyen du mauvais citoyen, le citoyen responsable du citoyen irresponsable. Une citoyenneté à deux vitesses matérialisée par le passe, ce permis de citoyenneté indigne d'une démocratie comme la nôtre, mais aussi par tout un tas de petites phrases et de mots particulièrement brutaux, comme par exemple le fameux «j'ai très envie de les emmerder» d'Emmanuel Macron à propos des non vaccinés, phrase qu'il ponctua ainsi: «un irresponsable n'est plus un citoyen».

On confie donc au pouvoir le soin de décréter qui est un citoyen responsable et qui ne l'est pas, ce qui tranche totalement avec notre tradition républicaine selon laquelle chaque citoyen a des droits inaliénables qui ne peuvent être soumis à l'arbitraire et à un quelconque ordre moral édicté par un gouvernement, quel qu'il soit. Il n'y a pas, dans notre République, des citoyens de seconde zone qui auraient moins de droits que les autres. Le seul devoir d'un citoyen est de respecter la loi, et non de se comporter de manière vertueuse aux yeux du pouvoir. Cette conception macroniste de la citoyenneté est une trahison républicaine majeure.

La crise sanitaire a banalisé le recours à la stratégie du bouc émissaire. Cette stratégie, on la connaît: il s'agit, dans les moments de crise ou de difficulté, de désigner à la vindicte populaire un coupable que l'on accuse de tous les maux. Ce fut, lors de la crise du Covid, les non-vaccinés qui en firent les frais. Emmanuel Macron est coutumier du fait, que ce soit avec les gilets jaunes ou encore avec les chômeurs qu'il juge responsables de leur situation («il suffit de traverser la rue»). Cette stratégie est dangereuse parce qu'elle brise la cohésion nationale et parce qu'elle fait appel aux instincts les plus malsains qui existent dans notre société. Ce que René Girard appelait «instinct de persécution» a toujours existé au sein des populations, et c'est le devoir des gouvernants de ne surtout pas l'encourager. Là encore, il y a lieu de s'inquiéter de la banalisation de telles méthodes, qui sont celles utilisées habituellement par la droite dure et l'extrême droite.

Cette poussée des discours complotistes est un problème réel, mais elle a surtout eu comme effet, comme l'avait souligné Barbara Stiegler, de disqualifier tout débat serein sur la gestion politique de la crise sanitaire.

Mathieu Slama

On doit aussi inquiéter du fait que la dérive autoritaire a alimenté, dans une sorte de jeu de miroirs, les discours complotistes qui ont explosé pendant la pandémie. Plus le pouvoir se faisait autoritaire, et plus le complotisme prenait de l'ampleur. Cette poussée des discours complotistes est un problème réel, mais elle a surtout eu comme effet, comme l'avait souligné Barbara Stiegler, de disqualifier tout débat serein sur la gestion politique de la crise sanitaire. Certains ont agi comme des idiots utiles: par l'absurdité et l'irrationalité de leurs propos conspirationnistes, ils ont alimenté la grande machine de communication du gouvernement qui a rapidement mis dans un même sac tous les opposants sous le même nom de «complotistes».

La manière dont l'extrême droite s'est faite, à la faveur de la crise, opportunément la défenseuse des libertés doit aussi nous inquiéter: cela a participé, d'une certaine manière, à la réhabilitation aux yeux de l'opinion d'un mouvement qui, il faut le redire, est l'ennemi absolu des libertés et de l'État de droit. On ne peut pas se satisfaire, dans une société démocratique, d'un débat public qui se réduit à un affrontement entre «partisans de la raison» et complotistes. Ce n'est pas viable sur le long terme. Cela signifie aussi qu'il faut être lucide sur les dérives de certains, et condamner les discours complotistes pour ce qu'ils sont: des absurdités sans fondement qui pourrissent le débat public et nuisent aux causes que les tenants de ces discours prétendent défendre. Mais on ne luttera pas contre ces discours par la censure, ou alors on ne fera que les renforcer. Cette tentation de la censure, que l'on a vu à l'œuvre à l'occasion de la loi Avia, doit être combattue aussi fermement que les discours conspirationnistes.

Ces deux années de crise sanitaire ont donc été un désastre pour notre démocratie, qui en sort exsangue. Alors que le macronisme poursuit dans sa logique autoritaire et que l'extrême droite est aux portes du pouvoir, l'urgence est de mener une bataille culturelle pour la liberté: partout où cela est possible, il faut inlassablement rappeler, pour paraphraser Jaurès, que rien n'est au-dessus de l'individu, qu'aucun homme ne doit être l'instrument d'une autorité supérieure ou d'un autre homme, et que nous ne devons accepter aucune servitude, surtout quand celle-ci s'exerce au nom du bien.


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35 commentaires
  • Salluste10

    le

    Monsieur Slama ,merci pour votre article!

  • Salluste10

    le

    Ceux qui ont cherché à connaître la vérité ont été traités de complotistes!
    La liberté est devenue un vain mot ces deux dernières années ,elle a été foulée aux pieds et ceux qui ne voulaient pas rejoindre le troupeau se sont vus traités comme des parias,ainsi l' ont été les soignants qui ne voulaient pas se faire vacciner!

  • ProfilPublic42

    le

    Moralité, seule la droite dure est du côté de la liberté et de la civilisation.

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