« Dans mon école de quartier, où il n’y avait que deux classes par niveau, mon frère ne comprenait pas pourquoi j’étais incapable de lui décrire mes camarades de classe, alors qu’on se connaissait tous depuis la maternelle », se souvient Camille. Longtemps, elle n'a pas su comment expliquer cet étrange phénomène. La quadragénaire vit dans un flou constant qui l’empêche de mettre un nom sur les visages, mêmes les plus familiers. Cette « cécité des visages », dont Brad Pitt affirme  aussi souffrir, a un nom : la prosopagnosie. Un phénomène qui touche seulement 2% de la population mondiale, mais qui peut s’avérer être un véritable handicap social pour ceux qui en souffrent. Comment expliquer cet étrange voile qui joue avec nos repères les plus fondamentaux ?  

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Un bug de la reconnaissance faciale 

La prosopagnosie trouve ses multiples causes dans notre cerveau et peut toucher quelqu’un qui ne présente aucun trouble visuel. Dans la plupart des cas, la personne qui en est atteinte sait qu’il s’agit d’un visage, peut en identifier les différentes parties et caractéristiques mais se trouve incapable d’accoler un nom à la personne qui le porte. « Imaginez le logiciel de reconnaissance faciale d’un smartphone qui ne fonctionne pas : la caméra cherche à détecter un visage connu mais n’y arrive pas », explique le Dr Al Najjar Carpentier, neurologue à l’hôpital Labrouste à Paris. C’est d’ailleurs grâce à cette analogie que Camille a découvert qu’elle souffrait de prosopagnosie, lors d’une sortie en voiture. « Je me souviens du moment où j’ai compris. Une émission de radio parlait d’un logiciel de reconnaissance faciale qui serait bien utile “aux prosopagnosiques”, en précisant qu’il s’agissait de “personnes ayant une difficulté, voire une impossibilité à reconnaître les visages”. Ça a été une révélation ! J’ai noté ce mot dès que possible pour ne pas l’oublier, se souvient-elle. Beaucoup plus tard, j’ai passé une IRM de contrôle qui n’avait rien à voir avec ma prosopagnosie. J’en ai profité pour en parler au neurologue. Au vu de ce que je lui ai décrit, il a confirmé le diagnostic. »  

Que se passe-t-il dans notre tête lorsque l’on est atteint de cette « cécité » ? La zone concernée par la prosopagnosie, celle qui nous permet de reconnaître les objets, se trouve dans la partie basse du cerveau. Il s’agit de « l’aire de reconnaissance faciale, située dans le lobe temporal et occipital », explique le Dr Al Najjar Carpentier. « Les autres fonctions cérébrales, comme la parole, se trouvent souvent du côté gauche, mais la reconnaissance faciale est souvent localisée à droite, qui n’est pas l’hémisphère dominant. Si cette aire est touchée par n’importe quelle maladie, le patient peut n’avoir aucun symptôme mais perdre la capacité de reconnaître les visages. » 

Il existe plusieurs degrés de prosopagnosie. « Pour reconnaître un visage, il faut déjà savoir que c’en est un », commence le neurologue. « Puis, l’identifier et le coller à la bonne personne. Si c’est une prosopagnosie globale ou très avancée, le patient ne sait pas qu’il s’agit d’un visage. Pour lui, cela peut être une image, un nez, des yeux. C’est la première étape. Ensuite, il faut l’identifier et se rendre dans le disque dur du cerveau pour l’associer à la bonne personne. » Mais attention à ne pas confondre la cécité du visage avec d’autres pathologies très proches. Comme le syndrome de Capgras, ou l’illusion qu’ un imposteur a remplacé un proche. « La personne est persuadée de façon formelle que le visage qu’il voit est celui d’un imposteur. Un sosie a remplacé la personne qu’il connait », explique le Dr Al Najjar Carpentier. « Cette maladie est d’ordre psychiatrique, et pas neurologique », note-t-il.  

Innée, acquise, d’où vient la cécité des visages ?  

La cécité du visage peut avoir plusieurs origines. Selon sa source, elle est plus ou moins durable et sévère. Dans certains cas, elle est présente depuis la naissance. « C’est un problème de malformation cérébrale. Le nourrisson ne reconnait pas les visages de ses parents et cela persiste en avançant dans l’âge », explique le médecin, qui précise que la maladie n’a été décrite pour la première fois qu’en 1947 par le neurologue allemand Joachim Bodamer. « En pédiatrie, on n’a commencé à en parler qu’en 1995. Dans la forme congénitale, le cerveau est incapable d’identifier des visages. » L’autre type de prosopagnosie est acquise, et survient donc après la naissance. « Elle est souvent liée à un AVC, dans 40% des cas ce sont des AVC ischémiques. D’un seul coup, les patients perdent cette capacité. On fait une IRM et on trouve une lésion dans le cerveau. » Camille, elle, suppose que son cas est congénital. « C’est ce que le neurologue pense, car il n’y a aucune lésion dans la zone concernée de mon cerveau. Mais l’explication peut aussi venir d’un problème ophtalmologique. J’étais malvoyante petite, et il est possible que la capacité à reconnaître les visages ne se soit jamais développée chez moi. »   

D’autres causes sont plus rares, comme  les traumatismes crâniens. « Le neurologue allemand a découvert la maladie car après la Seconde Guerre mondiale, il a pris en charge deux soldats touchés par des traumatismes crâniens, qui étaient tout à fait normaux excepté pour la cécité du visage. Ils ont trouvé des hématomes dans la partie basse du cerveau. » Dans le cas d’une maladie infectieuses, comme l’encéphalie herpétique, il peut s’agir d’une tumeur au cerveau. Selon la cause, la cécité peut être provisoire. « Dans le cas d’une tumeur, on la retire et le patient peut guérir. Si c’est un AVC, la cécité peut être provisoire car la plasticité cérébrale permet de retrouver ces capacités. » La prosopagnosie trouve aussi son origine dans les maladies neurodégénératives. « On peut parfois penser à une démence frontotemporale ou d’Alzheimer. Progressivement, les neurones se dégradent sans qu’on en connaisse la cause. Cela peut être le signe d’un début de pathologie neuro-dégénérative. »  

« Je reconnais parfois des gens de dos ! » 

Que l’on vive depuis toujours avec ce voile devant les yeux ou que l’on apprenne à s’en accommoder, cet étrange phénomène se révèle très handicapant socialement. Si ce bug de la mémoire visuelle ne s’appliquait qu’à des personnes brièvement croisées dans la rue, il ne serait pas si gênant. Le souci, c’est qu’il concerne le plus souvent des proches : la famille, les collègues ou les amis. « Les gens peuvent penser que le patient est arrogant et lui est gêné de ne pas reconnaître ses proches. Il compense alors par d’autres mécanismes, comme la reconnaissance des odeurs, de la voix, des gestes ou encore une coiffure. » Camille a trouvé des façons d’éviter les situations embarrassantes. « À défaut de reconnaître les visages, je pense que j’ai développé d’autres moyens de reconnaître les gens : leur silhouette, la façon de se tenir, de marcher, de parler. Je reconnais parfois des gens de dos ! Ce qui me donne un avantage par rapport au non-prosopagnosique. C’était très pratique avec les masques en période Covid. » Avec le temps, le malaise se dissipe. « Au quotidien, ça va beaucoup mieux depuis que je le sais, et surtout depuis que mon entourage le sait. J’en parle autant que possible afin d’éviter des situations gênantes : si demain je ne reconnais pas mon collègue au supermarché alors que ça fait trois ans qu’on partage le même bureau, au moins il sait pourquoi ! Bien sûr, il y a toujours des gens qui ne comprennent pas, même une fois expliqué, mais ça reste minoritaire. » Si Camille a pu s’habituer à cette rare particularité, d’autres vivent mal ces interactions embarrassantes. Brad Pitt, par exemple, a « renoncé à sortir de chez lui » pour ne plus avoir à subir les regards désapprobateurs de ceux qu’ils ne reconnaît pas, confiait-il dans un entretien pour « GQ ».