Cet entretien exclusif est daté du 20 septembre 2022. Nous le republions à la suite de la  mise en examen pour viol de PPDA lundi 18 décembre.

Ça ne se fait pas. Combien de fois l'a-t-elle entendue, cette petite phrase, lorsque Hélène Devynck a rendu public, après vingt-huit ans de silence, le viol qu'elle a subi en 1993 ? Elle avait 26 ans. Ça ne se dit pas et ça s'écrit encore moins, penseront les gens qui se pinçaient le nez quand elle parlait, les amis qui lui ont tourné le dos. Ni témoignage, ni récit, ni essai, le beau et terrible livre d'Hélène Devynck appartient à ce que les Anglo-Saxons appellent la « narrative non-fiction » et s'inscrit du côté de Joan Didion. Ce n'est pas non plus une enquête de journaliste, la profession qu'exerça longtemps l'autrice, d'abord à TF1 puis à LCI, c'est bien de la littérature, ce lieu de l'indicible. « Impunité » (éd. Seuil), le titre résonne comme une claque ou comme un plat lorsqu'on plonge dans la mer. « Impunité » raconte comment un viol pétrifie, muselle, dévaste, ravage. Comment, lorsqu'on confie qu'on a été violée, on est prise pour une folle, une menteuse, une intrigante, une vénale. « Impunité » relate aussi comment régnait la culture de la misogynie à TF1 dans les années 1990. Tout y est sidérant, tout y est déchirant. Hélène Devynck y confie son histoire personnelle mais aussi celle d'autres femmes qui ont témoigné et porté plainte contre Patrick Poivre d'Arvor. Comment elles se sont rencontrées, sont devenues amies à vie, teintant de beauté cette affaire sinistre. Hélène Devynck est belle, digne, elle s'exprime d'une voix qui rappelle celle de Delphine Seyrig, calmement et gravement, en son nom et en celui de toutes ses sœurs d'infortune dont les plaintes ont été « classées sans suite » par la justice. Il faut l'écouter, enfin.

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ELLE. Comme d'autres femmes, vous avez porté plainte pour viol contre Patrick Poivre d'Arvor, est-ce le classement sans suite de votre affaire qui vous a poussée à écrire ?                

HÉLÈNE DEVYNCK. On a été classées sans suite le 25 juin 2021, et je suis partie en vacances me disant qu'on avait crié dans le désert. Et puis je me suis dit aussi que c'était une histoire qui méritait d'être racontée. J'ai cherché des livres écrits par des femmes ayant participé à des #MeToo publics, je n'en ai pas trouvé, hormis celui d'Asia Argento qui parle un peu de ce qui lui est arrivé dans son autobiographie. Je me suis lancée.                

ELLE. Que pouviez-vous espérer d'autre qu'un classement sans suite, étant donné la prescription des faits ?                 

H.D. Elle a bon dos la prescription, elle n'oblige pas la justice à se boucher les yeux et les oreilles. Il y avait mille autres façons de traiter l'affaire. L'officier de police chargé de l'enquête, celui que j'appelle « le Major » et qui nous a reçues et écoutées, a résumé le dossier très clairement : nos témoignages permettaient d'identifier un prédateur sexuel avec toujours le même mode opératoire, faisant preuve de brutalité, sans aucune tentative de séduction. Une fois que la justice a identifié un prédateur sexuel, elle a le choix de chercher d'autres victimes et de continuer à enquêter, ou de classer sans suite et de dire : rien à signaler ! La lecture du droit aurait pu être différente.               

ELLE. Vous écrivez : « À partir d'un certain niveau de célébrité, aucun français n'a jamais été condamné pour des faits de délinquance sexuelle. Jamais. Aucun. »               

H.D. Parce que c'est vrai. Aucun n'a même été jugé. Cette litanie de classements sans suite pose évidemment la question de la prescription. Faut-il la réformer ? Je laisse les spécialistes en débattre. Mais elle pose aussi la question de la responsabilité de notre silence. Pourquoi n'avons-nous pas pu parler ? Cette impossibilité relève de la responsabilité de ceux qui soutenaient notre agresseur mais aussi de la société tout entière : il n'y avait pas de place pour notre parole. On a parlé, et la société, la justice, la politique et TF1 ont fait comme si nous n'existions pas.               

ELLE. Pendant vingt-huit ans, vous n'avez rien dit, pourquoi ?              

H.D. Parler aurait été un suicide professionnel et personnel. À l'époque, en 1993, il y avait trois chaînes, j'étais une débutante, et en plus l'assistante de PPDA, donc entièrement sous sa coupe. Si j'avais parlé, je n'aurais eu aucune chance d'être entendue et j'aurais été blacklistée dans toutes les rédactions. Me taire m'a semblé une attitude saine d'esprit et raisonnable.               

ELLE. Vous dites que vous aviez peur d'être accusée de promotion canapé...               

H.D. La promotion canapé, c'est la formule magique dégainée pour dénigrer une femme dès qu'elle a une aventure au bureau. C'est la délégitimer à jamais, tout ce qu'elle fera par la suite sera vu à l'aune de cette accusation, c'est une arme de destruction massive.   

ELLE. En quoi parler aurait aussi été un suicide personnel ?               

H.D. Parce que, quand une femme parle, et c'est toujours vrai aujourd'hui, la société se demande pourquoi elle parle. On lui prête des motivations malsaines ou sournoises, elle veut de l'argent ou elle veut faire parler d'elle, alors qu'un viol, ce n'est pas vraiment le genre de truc qu'on a envie de raconter publiquement. Dès qu'on parle, on devient tout de suite une demi-pute en quête de notoriété.               

ELLE. À l'époque, vous n'en parlez donc à personne ?               

H.D. J'en ai parlé à mon psychanalyste, c'est tout. Mon amoureux travaillait aussi à TF1, lui confier ce qui m'était arrivé l'aurait mis dans une situation impossible. Au début, je n'ai rien dit, et après, il n'y a plus eu de raison de le dire. C'est aussi un pli, le silence, quand tu t'es tu, tu te tais.              

ELLE. Qu'est-ce qui vous. décidée à rompre ce silence ?                 

H.D. J'ai appris dans « Le Parisien » que Florence Porcel avait porté plainte pour viol contre PPDA, je lui ai envoyé un petit mot pour lui dire que je savais de quoi elle parlait. Et puis l'intervention de PPDA dans l'émission « Quotidien » m'a indignée. Il était tellement insultant pour Florence, que je n'avais alors jamais vue de ma vie, que j'ai appelé les flics le lendemain de l'émission. Je suis allée témoigner, j'ai été très bien reçue par le Major : il était attentif, il n'a pas mis ma parole en doute, c'est important de le dire.                

ELLE. Parler à la police, c'était une chose, signer de votre nom une tribune dans « Le Monde », c'en était une autre ?                

H.D. Parler à la police, c'était un devoir citoyen, parler publiquement, ce sont mes enfants qui m'ont poussée à le faire. On a fait une espèce de conseil de famille, mon fils aîné de 26 ans, sa copine, ma fille qui en avait 15 à l'époque. Ce sont eux qui m'ont dit : tu n'as rien fait de mal, pourquoi tu ne le dirais pas ?              

ELLE. Qu'est-ce que cette prise de parole a provoqué chez vous ?                

H.D. Moi, pendant toutes ces années, je n'y pensais pas, j'avais même oublié… Et si Florence Porcel n'avait pas parlé, jamais je n'en aurais parlé. Je me croyais sortie de la honte, c'était arrivé, je m'étais démerdée comme j'avais pu avec ça, et plutôt pas trop mal. Je me suis dit, maintenant, je peux en parler, je suis grande, je ne suis plus dépendante économiquement de la télé, j'ai les mots pour le dire, je suis suffisamment instruite et structurée. Mais, dès qu'on parle, on vous ramène à la honte, car on doute de vous. Vous n'imaginez pas les séismes que vivent beaucoup d'entre nous qui avons parlé publiquement, les difficultés avec leurs parents, leur famille, leur amoureux, leurs amis. Moi-même je vivais beaucoup mieux en me taisant qu'en parlant.                

ELLE. Pourquoi est-ce si difficile ?                

H.D. Parce que notre parole crée le doute illico : pourquoi vous n'avez pas dit non, pourquoi vous n'avez pas hurlé, pourquoi vous n'avez pas mordu, pourquoi vous n'avez pas dénoncé, pourquoi vous avez continué de travailler. Si vous vous êtes tue, vous êtes complice. C'est un cortège d'insultes et de déshonneurs qui vous tombe dessus.               

ELLE. Aujourd'hui, avez-vous toujours honte ?                

H.D. Certaines femmes ont réussi à échapper à cet homme, moi non, et ça me fout la honte de ne pas avoir réussi. Des féministes comme Virginie Despentes disent qu'elles sont sorties de la honte, moi je n'en ai pas fini avec la honte. Et je pense que je n'en sortirai jamais.                                 

ELLE. Et pourtant, vous signez une tribune, puis une autre, vous parlez !  

H.D. Parce que je ne suis plus seule, mais entourée, portée par des femmes qui ont vécu des choses similaires. Nous avions toutes témoigné auprès des flics, nous ne nous connaissions pas, notre premier dîner au printemps 2021 a été un moment d'une intensité dingue, un renversement complet : enfin, nous pouvions parler en toute confiance parce que les autres savaient de quoi nous parlions ! Nous étions sept, nous ne savions pas comment nous appeler, nous ne voulions pas être des victimes… C'était bouleversant, on ne voulait pas que cette soirée s'arrête.                

ELLE. Pourquoi raconter aussi leur histoire ?                 

H.D. Parce qu'une femme seule ne peut rien, parce que je les aime, parce que je voulais leur rendre le bien qu'elles me font. Il y a une fierté aussi d'avoir parlé, nous sommes des femmes honnêtes, nous ne méritons pas d'être insultées.             

ELLE. Combien de femmes êtes-vous ?                 

H.D. C'est difficile de savoir exactement, car une enquête est encore en cours à la suite de la plainte de Marie-Laure. Tout comme l'instruction après que Florence Porcel s'est portée partie civile. Disons qu'une vingtaine de femmes ont porté plainte, une trentaine ont témoigné, sans compter toutes celles qui ne vont parler ni à la police ni à la presse parce qu'elles ne veulent pas d'ennuis mais qui nous appellent. Au dernier pointage, nous sommes quatre-vingt-dix femmes.                

ELLE. Vous choisissez de raconter et d'expliquer longuement le dossier de Florence Porcel, pourquoi ?                  

H.D. Florence a eu l'audace incroyable de porter plainte puis de rendre son histoire publique, et le traitement qui lui a été infligé est infect. Alors que ce qui lui est arrivé arrive à beaucoup de femmes violées. Certaines d'entre elles, pour rendre supportable la réalité cruelle et violente, inventent une chimère amoureuse, se racontent que, peut-être, leur violeur avait de l'affection pour elles. Certaines maintiennent des liens plus ou moins amicaux avec lui. Il faut en finir avec la légende de la bonne victime qui file dénoncer son agresseur et se faire prélever son ADN. Ça n'existe pas ! C'est encore une façon de refuser de voir la réalité du viol. 

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©Presse

ELLE. On peut maintenir des liens avec son violeur ?                 

H.D. Tous les enfants abusés font ça. Alors on peut dire qu'on est des femmes adultes, mais le mécanisme est le même, il tient au rapport de pouvoir qui était tellement en notre défaveur. On a chacune fait ce qu'on a pu ! Le mec, lui, a eu le même mode opératoire, de 1981 à 2016, pendant trente-cinq ans au moins, mais nous, nous n'étions pas les mêmes en face de lui, nous avons pris des voies différentes, et c'est ça qui est intéressant et incontestable, et qui démonte la binarité irréelle de ce qu'on suppose être un viol.               

ELLE. Vous vous dépeignez ainsi dans  « Impunité » : « Je ne négligeais pas mon clitoris. Je désirais ardemment, séduisais facilement, aimais joyeusement et me laissais de mes amants sans trop de culpabilité. Je me voyais libre. » Pourquoi dresser ce portrait de vous ?                 

H.D. Parce qu'on attaque toujours les femmes qui parlent sur leur vertu, et moi je ne veux pas me faire plus vertueuse que je ne suis. J'ai grandi à une époque où on avait un accès facile à la contraception, pas besoin de donner deux mois de salaire en échange d'un tuyau d'aquarium dans l'utérus. Je ne vois pas en quoi la liberté sexuelle que je pensais avoir devrait avoir la moindre influence dans cette histoire. J'y ai cru à la liberté, je me trompais ! Je vivais dans un environnement sexuellement violent alors que je pensais que j'étais libre de mon destin.               

ELLE. Ce que vous racontez aussi, c'est qu'à TF1 régnait ce qu'on pourrait appeler une culture de la misogynie : le physique des femmes était sans cesse jugé, jaugé...                 

H.D. J'étais toujours ou trop belle ou trop moche, c'était ça, la télévision. Je faisais mon travail, et j'essayais de le faire bien, mais je me posais souvent cette question : est-ce que je suis là pour mon cul ou pour ma plume ? C'est un déséquilibre qui met dans une posture compliquée. Je compensais en essayant d'être compétente mais ça ronge.

ELLE. Et que dire de ce jour où vous allez demander une augmentation ?                 

H.D. J'avais préparé mes arguments, auxquels l'homme en face de moi m'a répondu avec beaucoup de bienveillance et sur un ton très paternaliste : « Trouve-toi un mec riche. » Je me souviens de moi rentrant à la maison sur mon scooter et répétant dans ma tête : il m'a traitée de pute, il m'a traitée de pute !                

ELLE. Votre agresseur fait-il encore peur, est-il toujours puissant ? 

H.D. Nous pensions que non, mais nous nous sommes rendu compte, à nos dépens, qu'il avait des réseaux solides. Certaines d'entre nous qui travaillent toujours à la télévision ont reçu des menaces. On se heurte à une solidarité de dominants, alors qu'une femme, quand elle vient raconter un viol, elle déchoit, elle devient une gueuse.               

ELLE. Vous étiez la femme d'Emmanuel Carrère, dont vous êtes divorcée aujourd'hui, quel est votre rapport à l'écriture ?                

H.D. J'ai toujours vécu dans les livres, j'ai été écrite par mon ex-mari, maintenant j'écris. Comme beaucoup de femmes, j'ai eu très longtemps des problèmes de légitimité ; la force que m'ont donnée les femmes de notre groupe m'a permis de les surmonter.                

ELLE. Écrire vous a consolée, réparée ?               

H.D. Non ! Parfois, une sirène hurle encore dans ma tête, le viol, c'est rien, c'est pas si grave, est-ce que je méritais tout ce qui m'est tombé dessus en parlant ? Mais ma force, c'est de savoir raconter, et je ne suis pas sans force.                                            

« Impunité », d'Hélène Devynck (éd. Seuil).