C’est il y a neuf ans presque jour pour jour que s’est déroulé le fait divers dont s’inspire « Saint Omer », le film d’ Alice Diop primé à la Mostra de Venise et sélectionné pour représenter la France aux Oscars. Cette affaire d’ infanticide, qui a suscité l’effroi et l’incompréhension, a vite été résolue, au moins sur le plan judiciaire. On connaît la victime : Adélaïde, petite fille d’à peine quinze mois. On sait qui est la coupable : Fabienne Kabou sa mère alors âgée de 39 ans. Pour le reste, l’histoire échappe à notre entendement tout en renvoyant à la part la plus obscure de nous-mêmes, d’où sans doute la fascination qu’elle continue à exercer. Dès qu’ils se sont produits, les faits étaient déjà atrocement cinématographiques et les images qu’ils ont charriées se sont imprimées dans les mémoires.

Retour sur les faits

Souvenez-vous de ces avis de recherche montrant la silhouette d’une jeune femme perdue dans la foule de la gare du Nord. Sur cette photo, diffusée par la police et la gendarmerie trois jours après avoir été enregistrée par une caméra de vidéosurveillance, Fabienne Kabou tient de la main la poussette où son bébé babille encore. Elle marche tranquillement vers le train : qui l’amène, elle et sa fille, de la banlieue parisienne où elles habitent jusqu’à Berck-sur-mer, station balnéaire de la Côte d’Opale. Qui ne s’est pas demandé en regardant ce cliché, comment quelques heures plus tard, cette mère qui ressemble à n’importe quelle mère a pu abandonner son enfant sur la plage par une nuit glaciale ? Et qui ne s’est pas mis à la place du pécheur qui le lendemain à l’aube a retrouvé le corps sans vie d’Adélaïde ou des policiers qui ont arrêté la meurtrière ? Ce jour-là, il ne faut pas longtemps avant que Fabienne Kabou passe aux aveux. En revanche, l’insondable énigme de ses motivations ne fait que commencer. N’en viendront à bout ni la cour d’assises de Saint-Omer (où nous transporte le film d’Alice Diop) qui la condamnera à vingt ans de prison, ni la cour d’appel de Douai qui diminuera sa peine de cinq ans.

Une tragique descente aux enfers

Le 20 juin 2016, lorsque Fabienne Kabou prend place pour la première fois dans le box des accusés, tout le monde est frappé par sa beauté et tout le monde s’accroche encore aux images. Non plus seulement celles, insoutenables, qui ont succédé à l’avis de recherche mais aussi celles qui émanent des déclarations de l’accusée durant l’instruction et des portraits qu’en a tirées la presse : ils racontent la tragique et douloureuse dérive d’une mère qui, malgré son quotient intellectuel très supérieur à la moyenne (135), s’est noyée dans l’irrationnel après s’être enfoncée dans la solitude. Née à Dakar au sein d’un milieu intellectuel, la Franco-Sénégalaise a rompu avec sa famille, caché sa grossesse à sa mère, accouché sans personne - coupant elle-même le cordon ombilical - et sans jamais déclarer la naissance de sa fille à l’état civil. Tout en choyant son enfant, elle a tenté de terminer sa thèse sur le philosophe du langage Ludwig Wittgenstein tandis que son compagnon (et le père d’Adélaïde), un sculpteur de trente ans son aîné, ex-cadre supérieur dans la finance, n’a pas entendu sa détresse.

Un esprit tourmenté par des voix intérieures

Se sentant isolée dans sa maternité, Fabienne Kabou a fini par entendre des voix, voir les murs bouger, entendre des portes fermées claquer. Elle a cauchemardé chaque nuit et s’est réveillée tous les matins avec la sensation d’avoir un couteau planté dans le dos. Persuadée que des sorts avaient été jetés contre elle et son bébé (par une tante restée au Sénégal, par l’ex épouse de son compagnon, par la première fille de ce dernier etc.) la chercheuse en philosophie, qui revendiquait son attachement aux « lumières » de l’occident, a été rattrapée par les croyances animistes de son pays d’origine : certaine d’avoir été maraboutée, elle a voulu sauver sa fille qu’elle pensait également menacée, l’extirper du mal par la mort, ainsi qu’elle a tenté de l’expliquer à son juge d’instruction : « C’est évident que j’ai tué ma fille. Mais je sais que quand je la tue, je ne le veux pas, j’ai l’impression que mes mains sont liées, et qu’à mes mains se substituent d’autres ». Elle a d’ailleurs « déposé son enfant à la mer », après lui avoir « demandé pardon » et en l’allaitant une dernière fois. C’est ce récit qui était dans toutes les têtes avant l’ouverture du procès, nourrissant ici des préjugés (la sorcellerie, l’Afrique…), là des angoisses parentales, ailleurs des questionnements identitaires.

La cinéaste Alice Diop a raconté (dans le magazine « Trois Couleurs ») comment elle-même était arrivée à la cour d’assises de Saint-Omer avec ses « propres projections » : à ces yeux, cette mère infanticide ayant vécu « avec un homme blanc qui ne la légitimait pas comme sa compagne officielle » ne pouvait être qu’« une incarnation contemporaine du mythe de Médée [personnage de la mythologie grecque qui tue ses enfants par vengeance envers son mari]. « D’une certaine manière, son acte était déterminé par la violence raciste de son invisibilisation » estimait aussi la réalisatrice avant de se rendre au procès.

La révélation d’une criminelle manipulatrice

Au fil des audiences, toutes les images fantasmées de Fabienne Kabou se sont pourtant lézardées. Maltraitée dans son couple ? Son compagnon, profondément épris, lui avait pourtant proposé le mariage. Il n’était un père ni indifférent ni absent. Un frère malade, au chevet duquel il avait dû se rendre, l’avait empêché d’assister à la naissance de sa fille. Mais à son retour, Fabienne lui avait assuré qu’elle était allée dans une clinique. Jamais, il n’a su qu’elle avait accouché seule chez elle. Par la suite, le septuagénaire a eu « un lien très fort avec Adélaïde » a reconnu la mère devant la cour. Les débats ont aussi révélé à quel point elle avait menti à l’homme qui partageait sa vie : elle ne suivait plus d’études de philosophie, elle n’écrivait pas de thèse de doctorat. Lui, avait dépensé près de 100 000 francs pour une maison qu’elle prétendait faire construire dans son pays natal. C’est aussi là-bas, auprès de sa famille maternelle, qu’elle lui avait dit qu’elle enverrait leur fille, pendant un an, le temps de terminer sa soi-disant thèse. Lorsqu’elle a pris le train pour Paris (en réalité pour Berck), il a pensé qu’elle amenait la petite à l’aéroport pour un vol vers le Sénégal… C’est ainsi que, devant la cour de Saint-Omer, s’est dessinée une autre image de Fabienne Kabou et que selon l’accusation, la « vérité » est enfin apparue sur cette « manipulatrice », qui après avoir dénié toute existence légale à sa fille en la soustrayant à l’état civil, a froidement prémédité son meurtre, achetant un billet pour Berck au « tarif découverte enfant », prenant soin quelques jours plus tôt de consulter la météo et les horaires de marées, revenant, après le crime, auprès du père d’Adélaïde sans manifester la moindre émotion. La fausse étudiante en philo une criminelle sans affect ?

Le diagnostic psychologique

Selon les psychiatres qui l’ont examinée, c’est pourtant tout le contraire puisqu’ils ont discerné chez elle les signes d’une « psychose paranoïaque ». Folle alors ? Ce serait trop simple. Car les experts ont conclu qu’au moment des faits, le discernement de Fabienne Kabou n’était pas aboli, mais « altéré » (ce qui signifie aussi qu’elle est partiellement accessible à une sanction pénale et peut donc être jugée). « La plupart du temps, cette femme intelligente paraît sociable et adaptée » précisent les psys et ses symptômes « n’émergent » qu’autour de certaines « thématiques ». En appel, ils ont à nouveau martelé pour bien se faire comprendre des jurés le mobile insensé qui l’a guidée : « elle avait la conviction que son enfant était en danger majeur. Fabienne Kabou n’est pas une petite menteuse, mais une grande délirante. » Chez elle, ont-ils ajouté, « une simulation à visée utilitariste est complètement exclue. »

Autrement dit, qu’elle ait cru ou non avoir été ensorcelée, qu’elle ait invoqué cette explication avec sincérité ou comme une sorte d’alibi a posteriori, il y avait en elle quelque chose de si brisé que sur son enfant elle a commis l’irréparable. Demeure un mystère, universel celui-là : pourquoi, un jour, bascule-t-on de l’autre côté de la raison ?